samedi 1 février 2020

"Manje" en Haïti




Si on ne mange pas, on meurt. Si on n'a pas une vie sexuelle équilibrée, on meurt. Mais chacune de ces morts frappe une partie bien déterminée de l'être humain. Tout le monde mange. Peu importe ce qu'on mange, l'essentiel c'est de manger. Le "manje" joue un grand rôle dans la société haïtienne comme dans la vie de chaque individu évoluant dans cette société.


Que signifie "manje" dans la société haïtienne? Quel est le rôle du "manje" en Haïti? Comment mange-t'on en Haïti? Comment le "manje" peut participer à l'avancement du pays? Ce sont là des questions auxquelles des réponses seront apportées en vue d’expliquer un mot assez simple pour les uns et d’extrême complexité pour les autres : « manje ». Pour ce faire nous allons d'abord définir le mot "manje", ensuite présenter sa place dans la société haïtienne, et enfin montrer comment le changement d'Haïti peut-il être effectué à travers le "manje".



A.     Définition de "manje".

Le "manje" fait partie du folklore haïtien. Le folklore est formé de deux mots selon Jean PRICE-MARS: "folk" qui signifie peuple; et "lore" qui signifie savoir.[1] Le folklore comprend les poésies populaires, les traditions, les contes, les croyances, les légendes, les superstitions, les usages, les devinettes, les proverbes, enfin tout ce qui concerne les nations, leur passé, leur vie, leurs opinions.[2]


Le "manje": « m-an-j-e » en créole, est un mot polysémique. C’est ce qui nous empêche de donner une définition hâtive. Les mots ont leurs significations et parfois peuvent présenter beaucoup de subtilité. Cette dernière est plus importante dans la langue créole. Encore que la société  haïtienne  et  tout  (culture,  les  traditions,  les  contes,  les  croyances,  les  légendes, les superstitions, les usages, les devinettes, les proverbes, etc.) ce qui en découle sont un mélange  des différents apports qu’ont effectués les différentes nations[3] présentes à St-Domingue. Selon Maximilien LAROCHE, « manje » signifie à la fois bâfrer, tuer et faire l'amour.[4]





1.  En ce qui concerne le mot « bâfrer » qui signifie « manger avidement et avec excès »[5], il  a pour synonyme en créole : tifle, goudoufle, gobe, vale, etc. « Manger avidement et avec excès » sous entend qu'il y avait un manque. Et pendant ce moment de manque il y avait de grandes souffrances. Mais lorsque vient le moment de manger, les haïtiens profitent de prendre le maximum possible. Comme des loups affamés, ils cherchent à s’accaparer de tout au même instant.




2.  Pour le mot "manje" dont l'équivalent est « tuer », on l'utilise surtout en politique. Vous avez l'habitude d'entendre que "la Politique est mangeur d'hommes". Un adversaire (politique) se fait manger par celui d'en face, car il constituait un réel obstacle ou menace. Mais, en politique il ne s'agit pas seulement d'une mort physique. On l'utilise aussi pour la  mort  des idées d'un politicien. Ce mot a pour synonyme en créole: elimine, kraze, voye nan peyi tèt san chapo, detri, kofre, toufe, touye, tiye, etc.



3.        Le "manje" qui est égal à « faire l'amour » nous donne une plus nette idée sur ce mot. Il a pour synonyme: kraze, koke, boule, konyen, etc. Nous avons l'habitude d'entendre les gens disent: "mwen sot manje fanm nan"; "mwen manje bouch li". Lorsque l'envie de  faire l'amour attaque ceux et celles qui sont habiles en ce domaine, ils disent souvent: "mwen anvi manje ou"; ou "mwen santi m ta manje ou". Les haïtiens parlent de leur sexualité comme ils le font de ce qu'ils mangent ; les manières de tables sont aussi les manières de lit selon Jean POUILLON.[6] Le « manje » se confond avec la sexualité. « Jan ou manje, konsa ou domi. » « Jan li manje konsa li fè tout bagay. »




Les haïtiens, lorsqu’ils parlent, utilisent les deux derniers aspects du « manje », mais sans avoir une réelle conscience des mots. Cependant, lorsqu’ils accomplissent l’acte, c’est une toute autre affaire.


B.      La place du mot "manje" dans la Société haïtienne.

La société haïtienne est basée sur le "manje" (dans tous ses aspects), si je peux oser commencer ainsi. Selon le sociologue Claude SOUFFRANT, Haïti est une société de faim.[7] Ce qui va suivre concerne le "manje" sous l'aspect « bâfrer » selon le sociologue. Il nous dit : «  la culture haïtienne est faite dans une condition de rareté ; la rareté économique qui est la base de cette société ne laisserait pas intact le domaine culturel ».[8] Les raretés de "manje", de liberté, et autres ont favorisé des luttes qui aboutissent à l'indépendance. Maintenant, la rareté d'écoles réserve l'enseignement à 30% de privilégiés. La faible diffusion de l'énergie électrique...[9]

Les moments de sous consommation ont joué et joue encore un grand rôle dans la production de vivre et dans la manière de manger en Haïti. Non seulement la majorité des haïtiens cherche à consommer les plats faciles (fast-food en anglais), mais aussi à consommer le peu que possible afin de « sere pou demen », car « nou pa konn kòman demen ap ye ». C’est ce qui explique la consommation du spaghetti tout au long de la journée et les « pen ak dlo sikre ». La faim ronge   la société haïtienne. « Nou vle manje ». Et notre société ne nous offre pas la possibilité de combler notre faim. Il nous faut « manje », sinon la mort va nous « manje ». Pour combler ce manque, les haïtiens ont recours à l’émigration.


La misère[10] est l’une des principales causes de l’émigration haïtienne. L’haïtien sans terre et sans emploi est un être aux abois qui, après avoir en vain cherché à survivre dans son pays, le fuit pour n’importe en quête d’une vie meilleure.[11] Certains haïtiens laissent donc le pays pour trouver un emploi, pour poursuivre leurs études et pour trouver plus de sécurité. Ils le quittent pour aller « manje » ailleurs car la quantité de « manje » disponible ne suffit pas pour tout le monde en Haïti. La faim qui ronge notre société et le besoin de « maje » sont présents dans tout ce que nous faisons.

Il n'est aucun roman haïtien, aucun texte haïtien en général qui ne parle du "manje". C'est le cas dans « Compère Général Soleil » de Jacques Alexis, dans lequel tout le monde fuit Hilarion qui avait faim (grand goût) comme une bête ; on demande à tout le monde de fermer leur porte, d'y mettre des cadenas car Hilarion ne va rien laisser.[12] C'est aussi le cas dans « Gouverneurs  de
la Rosée » de Jacques Roumain. Dans ce roman, le village de "Fond Rouge" était ravagé par la faim, car l'eau n'y avait pas fait acte de sa présence depuis plus de 70 ans ; la poussière était les seules  vivres  que  cette  terre  produisait.[13]  Beaucoup  d'autres  ouvrages  parlent  du   "manje":
« Vengeance de mama » et « Marilisse » de Frédéric MARCELIN, « Romulus » de Fernand HIBBERT,  « Ti  Sentaniz »,  « J'ai  vengé  la  race »,  « Leya  Kokoye »,  de  Maurice    SIXTO, « l'Hymne national de la République d'Haïti », « la Constitution de la République », etc. Dans tous ces textes, on nous montre qu’il faut manger, car la faim nous dévore ou va nous dévorer. Le « manje » est omniprésent dans la vie de l’Haïtien. Celui-ci partage son « manje » afin d’augmenter les grains de son grenier.

Au moment de la moisson pour les protestants, des « manje » (fruits et argent) sont offerts à l’Eglise afin que les donneurs puissent bénéficier de la bonne grâce du Dieu Tout-Puissant. C’est la même pratique pour les catholiques, sauf que les « manje » sont offerts aux Saints au moment de leurs fêtes. Sans oublier les dimes, les collectes de chaque jour de l’Eglise. Les vodouisants, eux, donnent des "manje" aux Loas et aux pauvres durant des cérémonies de vodou. Mais rien  ne réglemente ce partage de « mange » concernant les milieux précités.


On ferait tout sans une réelle mesure en Haïti, malgré le comportement de toujours conserver quelque chose pour le lendemain. Et ce qui serait choquant, c’est que nous croirions toujours que
« mesurer » est notre premier acte. Faisant face à la rareté, la société haïtienne ne se base pas sur des normes ; ou du moins les normes existent, mais on ne les respecte pas. L’Haïtien n’est jamais exact dans ses actions.

Les principes causent problèmes en Haïti. La société haïtienne ne respecte pas les normes, même celles les plus simples. Nous achetons et vendons sans mesures. L’achat et la vente s’effectuent par « ponyen », « godèt », « lo »ou « kannistè », de sortes que nous mélangeons litres et galons, mille et kilomètres ; résultat: il faut toujours un « degi », un « ranje », si bien qu'on ne sait jamais d'avance à quoi s'attendre.[14] Les normes formalisent une société. Il nous les faut respecter pour avancer.

Le libertinage, l’impunité et l’injustice qui frappent le pays depuis environ trente (30) années ne cessent de nous surprendre. Chacun fait ce que bon lui semble. Étant sous la dictature, le peuple se voyait limiter dans son droit. Il avait une faim de liberté. A la chute des Duvalier, on profite de jouir au maximum de cette liberté. Les maux que nous subissons sont le résultat de nos
« manje », car « nou manje mal ». Nous « manje » sans produire. Le courage (le travail agricole) nous manque.  Nous « manje » des mets importés. Ces « manje » ne nous donnent pas assez de force. Ils nous détruisent.



C.     Le "manje" outil de changement.
Les "manje"  qui  nous  intéressent et qui sont  importants équivalent à « faire l'amour  » et à celui qui signifie « bâfrer ». Mais pour ce dernier, il faut l'atténuer ; c'est pourquoi nous disons "manje" = manger, tout simplement. Jadis, les haïtiens mangeaient en commun. Mais ce comportement se perd. Il se perd pour plusieurs raisons : tout le monde  se méfie de tout le monde ; personne ne respecte plus personne ; et chacun cherche à préserver le peu qu'il a. Le retour à ce comportement permettra une vie meilleure. Car les uns auront la chance de combler les vides des autres.



"Manje": faire l'amour, n'a plus le même sens qu’autrefois. Maintenant, il y a tellement de brutalité dans les rapports sexuels. Tout le monde essai de satisfaire sa propre personne. Pourtant c’est un acte de partage. « Je te donne, tu me donnes », le « ban m, m va ba ou ». « Ban m, m ap ba ou ; me bòl mwen ! »[15]. Il y a tellement de choses qui ne sont plus à leurs places en ce moment. Ce qu'il faut c'est partager. Il faut accepter le partage. Faire l'amour ou "manje", c'est se mettre en accord avec l'autre, partager nos désirs, échanger nos sexes, etc.

Chez certains animaux, on trouve la présence du "manje". Et ceux-là nous enseigne une bonne leçon de partage et de sacrifice. Après avoir "manje" sexuellement l'araignée femelle, l'araignée mâle s'offre comme "manje" (nourriture) pour être "manje" par la femelle.



En guise de conclusion, la société haïtienne, étant basée sur la rareté, doit combler les vides existants. Les « manje » sont très limités. Certains d’entre nous sont obligés de quitter le pays. C'est la raison pour laquelle le partage est important. Il faut partager le « manje » signifiant faire l’amour et le « Manje » caractérisant « manger ». Il faut bien « manje », qui est encore une autre source de débat car il faut savoir comment « manje ».



Me Peterpee

6 novembre 2016




Bibliographie

1.        BARROS, Jacques. Haïti de 1804 à nos jours, Ed. L’Harmattan, Paris, 1984, p. 133, (486).
2.        LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997, pp. 158.
3.        ROUMAIN, Jacques. Gouverneurs de la Rosée, 1944, pp. 172.

4.        PRICE-MARS, Jean. Ainsi parla l'oncle, ed. 1928, pp. 293.

5.        Le Petit Larousse 2015.

6.        Emmanuel W. Védrine, Petit Lexique créole, Boston, Massachusetts (USA), 2005.








[1] PRICE-MARS, Jean. Ainsi parla l'oncle, ed. 1928, pp. 293.
[2] Ibid
[3] Les 21 nations ayant été transportées sur l’île de St-Domingue.
[4] LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997, pp. 158.
[5] Le Petit Larousse 2015.
[6] LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997, pp. 158.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Extrêmes pauvretés, pouvant aller jusqu'à la privation des choses nécessaires à la vie. (Grand Robert).
[11] BARROS, Jacques. Haïti de 1804 à nos jours, Ed. L’Harmattan, Paris, 1984, p. 133, (486).
[12] LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997, pp. 158.
[13] ROUMAIN, Jacques. Gouverneurs de la Rosée, 1944, pp. 172.
14 LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997, pp. 158.

[15] Carnaval de l’orchestre Tropicana d’Haïti

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