Si on ne mange pas, on meurt. Si on n'a pas une vie sexuelle équilibrée, on
meurt. Mais chacune de ces morts frappe une partie bien déterminée de l'être
humain. Tout le monde mange. Peu importe ce qu'on mange, l'essentiel c'est de
manger. Le "manje" joue un grand rôle dans la société haïtienne comme
dans la vie de chaque individu évoluant dans cette société.
Que signifie "manje" dans la société haïtienne? Quel est le rôle
du "manje" en Haïti? Comment mange-t'on en Haïti? Comment le
"manje" peut participer à l'avancement du pays? Ce sont là des
questions auxquelles des réponses seront apportées en vue d’expliquer un mot
assez simple pour les uns et d’extrême complexité pour les autres : « manje ».
Pour ce faire nous allons d'abord définir le mot "manje", ensuite
présenter sa place dans la société haïtienne, et enfin montrer comment le
changement d'Haïti peut-il être effectué à travers le "manje".
A. Définition de "manje".
Le "manje" fait partie du folklore haïtien. Le folklore est formé
de deux mots selon Jean PRICE-MARS: "folk" qui signifie peuple; et
"lore" qui signifie savoir.[1] Le
folklore comprend les poésies populaires, les traditions, les contes, les
croyances, les légendes, les superstitions, les usages, les devinettes, les
proverbes, enfin tout ce qui concerne les nations, leur passé, leur vie, leurs
opinions.[2]
Le "manje": « m-an-j-e » en créole, est un mot polysémique. C’est
ce qui nous empêche de donner une définition hâtive. Les mots ont leurs
significations et parfois peuvent présenter beaucoup de subtilité. Cette
dernière est plus importante dans la langue créole. Encore que la société haïtienne
et tout (culture,
les traditions, les
contes, les croyances,
les légendes, les superstitions,
les usages, les devinettes, les
proverbes, etc.) ce qui en découle sont un mélange des différents apports qu’ont effectués les
différentes nations[3] présentes
à St-Domingue. Selon Maximilien LAROCHE, « manje » signifie à la fois bâfrer, tuer et faire l'amour.[4]
1. En ce qui concerne le mot « bâfrer » qui signifie « manger
avidement et avec excès »[5], il a pour synonyme en créole : tifle, goudoufle,
gobe, vale, etc. « Manger avidement et
avec excès » sous entend qu'il y avait un manque. Et pendant ce moment de
manque il y avait de grandes souffrances. Mais lorsque vient le moment de manger, les haïtiens
profitent de prendre le maximum
possible. Comme des loups affamés, ils cherchent
à s’accaparer de tout au même instant.
2. Pour le mot "manje"
dont l'équivalent est « tuer », on l'utilise surtout en politique. Vous avez
l'habitude d'entendre que "la Politique est mangeur d'hommes". Un
adversaire (politique) se fait manger par celui d'en face, car il constituait
un réel obstacle ou menace. Mais, en politique il ne s'agit pas seulement d'une mort physique. On l'utilise aussi
pour la
mort des idées d'un politicien.
Ce mot a pour synonyme en créole: elimine, kraze, voye nan peyi tèt san chapo,
detri, kofre, toufe, touye, tiye, etc.
3.
Le "manje" qui est égal à « faire
l'amour » nous donne une plus nette idée
sur ce mot. Il a pour synonyme: kraze, koke, boule, konyen, etc. Nous
avons l'habitude d'entendre les gens disent: "mwen sot manje fanm
nan"; "mwen manje bouch li".
Lorsque l'envie de faire l'amour
attaque ceux et celles qui sont habiles en ce domaine, ils disent souvent: "mwen anvi manje ou"; ou "mwen santi m ta manje ou". Les haïtiens parlent de
leur sexualité comme ils le font de
ce qu'ils mangent ; les
manières de tables sont aussi les manières de lit
selon Jean POUILLON.[6] Le « manje
» se confond avec la sexualité. « Jan ou manje, konsa ou domi. » « Jan li manje
konsa li fè tout bagay. »
Les haïtiens, lorsqu’ils parlent, utilisent les deux derniers aspects du «
manje », mais sans avoir une réelle conscience des mots. Cependant, lorsqu’ils accomplissent l’acte, c’est une
toute autre affaire.
B. La place du mot
"manje" dans la Société haïtienne.
La société
haïtienne est basée sur le "manje"
(dans tous ses aspects), si je peux oser commencer ainsi. Selon le sociologue Claude SOUFFRANT, Haïti est
une société de faim.[7] Ce qui va
suivre concerne le "manje"
sous l'aspect « bâfrer » selon le sociologue.
Il nous dit : « la culture haïtienne est faite dans une
condition de rareté ; la rareté économique qui est la base de cette société ne
laisserait pas intact le domaine culturel ».[8] Les raretés de "manje", de
liberté, et autres ont favorisé des luttes qui aboutissent à l'indépendance.
Maintenant, la rareté d'écoles
réserve l'enseignement à 30% de privilégiés. La faible diffusion de l'énergie électrique...[9]
Les moments de sous consommation ont joué et joue encore un grand rôle dans
la production de vivre et dans la manière de manger en Haïti. Non seulement la majorité des haïtiens cherche à consommer les plats faciles (fast-food
en anglais), mais aussi à consommer le peu que possible afin de « sere pou
demen », car « nou pa konn kòman
demen ap ye ». C’est ce qui explique
la consommation du spaghetti tout au long de
la journée et les « pen ak dlo sikre ». La faim ronge la société haïtienne. « Nou vle manje ». Et notre société ne nous
offre pas la possibilité de combler notre faim. Il nous faut « manje », sinon la
mort va nous « manje ». Pour combler ce manque, les haïtiens
ont recours à l’émigration.
La misère[10] est l’une des principales causes de
l’émigration haïtienne. L’haïtien sans terre et
sans emploi est un être aux abois qui, après avoir en vain cherché à
survivre dans son pays, le fuit pour n’importe où en quête d’une vie meilleure.[11] Certains haïtiens laissent donc le pays
pour trouver un emploi, pour poursuivre leurs études et pour trouver
plus de sécurité. Ils le quittent pour
aller « manje » ailleurs car la quantité
de « manje » disponible ne suffit pas pour tout le monde en Haïti. La faim qui ronge notre société et le besoin
de « maje » sont présents dans tout ce que nous faisons.
Il n'est aucun roman haïtien, aucun texte haïtien en général qui ne parle du "manje". C'est le cas dans « Compère Général Soleil »
de Jacques Alexis, dans lequel tout le monde
fuit Hilarion qui avait faim (grand goût) comme une bête ; on demande à tout le monde de fermer leur porte,
d'y mettre des cadenas car Hilarion ne va rien
laisser.[12] C'est
aussi le cas dans « Gouverneurs
de
la Rosée » de Jacques Roumain. Dans
ce roman, le village de "Fond Rouge" était ravagé par la faim, car
l'eau n'y avait pas fait acte de sa présence depuis plus de 70 ans ; la
poussière était les seules vivres que
cette terre produisait.[13] Beaucoup d'autres
ouvrages parlent du
"manje":
« Vengeance de mama » et « Marilisse » de Frédéric
MARCELIN, « Romulus » de Fernand HIBBERT,
« Ti Sentaniz », «
J'ai vengé
la race », «
Leya Kokoye », de Maurice
SIXTO, « l'Hymne national de la République
d'Haïti », « la
Constitution de la République », etc.
Dans tous ces textes, on nous montre
qu’il faut manger, car la faim nous
dévore ou va nous dévorer. Le « manje » est omniprésent dans la vie de l’Haïtien. Celui-ci partage son
« manje » afin d’augmenter les grains de son
grenier.
Au moment de la moisson pour les
protestants, des « manje » (fruits et argent) sont offerts à l’Eglise afin que
les donneurs puissent bénéficier de la bonne
grâce du Dieu Tout-Puissant. C’est la même
pratique pour les catholiques, sauf que les « manje » sont offerts aux Saints
au moment de leurs fêtes. Sans oublier les dimes, les collectes de chaque jour
de l’Eglise. Les vodouisants, eux, donnent des "manje" aux Loas et
aux pauvres durant des cérémonies de vodou. Mais rien ne réglemente
ce partage de « mange » concernant les
milieux précités.
On ferait tout sans une réelle mesure en Haïti, malgré le comportement de
toujours conserver quelque chose pour le lendemain. Et ce qui serait choquant,
c’est que nous croirions toujours que
« mesurer » est
notre premier acte. Faisant face à la rareté, la société haïtienne ne se base
pas sur des normes ; ou du moins les normes existent, mais on ne les respecte
pas. L’Haïtien n’est jamais exact dans ses actions.
Les principes causent problèmes en Haïti. La société haïtienne ne respecte
pas les normes, même celles les plus simples. Nous achetons et vendons sans
mesures. L’achat et la vente s’effectuent par « ponyen », « godèt », « lo »ou
« kannistè », de sortes que nous
mélangeons litres et galons, mille et kilomètres ; résultat: il faut toujours
un « degi », un « ranje », si bien qu'on ne sait jamais
d'avance à quoi s'attendre.[14] Les normes
formalisent une société. Il nous les faut respecter pour avancer.
Le libertinage, l’impunité et l’injustice qui frappent le pays depuis
environ trente (30) années ne cessent de nous surprendre. Chacun fait ce que
bon lui semble. Étant sous la dictature, le peuple se voyait limiter dans son
droit. Il avait une faim de liberté. A la chute des Duvalier, on profite de
jouir au maximum de cette liberté. Les maux que nous subissons sont le résultat
de nos
« manje », car « nou manje mal ». Nous « manje » sans produire. Le
courage (le travail agricole) nous manque. Nous « manje » des mets importés. Ces « manje
» ne nous donnent pas assez de
force. Ils nous détruisent.
C.
Le "manje" outil de changement.
Les "manje" qui
nous intéressent et qui sont importants équivalent à « faire l'amour » et à celui
qui signifie « bâfrer ». Mais pour ce dernier, il faut l'atténuer ; c'est
pourquoi nous disons "manje" = manger, tout simplement. Jadis, les
haïtiens mangeaient en commun. Mais ce comportement se perd. Il se perd pour
plusieurs raisons : tout le monde se
méfie de tout le monde ; personne ne respecte plus personne ; et chacun cherche
à préserver le peu qu'il a. Le retour à ce comportement permettra une vie
meilleure. Car les uns auront la chance de combler les vides des autres.
"Manje": faire l'amour, n'a plus le même sens qu’autrefois.
Maintenant, il y a tellement de brutalité dans les rapports sexuels. Tout le
monde essai de satisfaire sa propre personne. Pourtant c’est un acte de
partage. « Je te donne, tu me donnes », le « ban m, m va ba ou ». « Ban m, m ap
ba ou ; me bòl mwen ! »[15].
Il y a tellement de choses qui ne sont plus à leurs places en ce moment. Ce
qu'il faut c'est partager. Il faut accepter le partage. Faire l'amour ou
"manje", c'est se mettre en accord avec l'autre, partager nos désirs,
échanger nos sexes, etc.
Chez certains animaux, on trouve la présence du "manje". Et ceux-là nous enseigne une bonne leçon de
partage et de sacrifice. Après avoir "manje" sexuellement l'araignée
femelle, l'araignée mâle s'offre comme "manje" (nourriture) pour être
"manje" par la femelle.
En guise de conclusion, la société haïtienne, étant basée sur la rareté,
doit combler les vides existants. Les « manje » sont très limités. Certains
d’entre nous sont obligés de quitter le pays. C'est la raison pour laquelle le
partage est important. Il faut partager le « manje » signifiant faire l’amour
et le « Manje » caractérisant « manger ». Il faut bien « manje », qui est
encore une autre source de débat car il faut savoir comment « manje ».
Me Peterpee
6 novembre 2016
Bibliographie
1.
BARROS,
Jacques. Haïti de 1804 à nos jours, Ed. L’Harmattan, Paris, 1984, p. 133,
(486).
2.
LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de mythologie haïtienne, Université
LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14,
1997, pp. 158.
3.
ROUMAIN, Jacques.
Gouverneurs de la Rosée, 1944, pp. 172.
4.
PRICE-MARS, Jean.
Ainsi parla l'oncle, ed. 1928, pp. 293.
5.
Le Petit Larousse 2015.
6.
Emmanuel W. Védrine, Petit Lexique créole, Boston,
Massachusetts (USA), 2005.
[2] Ibid
[3] Les 21 nations ayant été transportées sur l’île de St-Domingue.
[4] LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de
mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997, pp.
158.
[5] Le Petit Larousse 2015.
[6] LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de
mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997,
pp. 158.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Extrêmes pauvretés, pouvant aller jusqu'à la privation des choses
nécessaires à la vie. (Grand Robert).
[11] BARROS, Jacques. Haïti de 1804 à nos jours, Ed. L’Harmattan, Paris,
1984, p. 133, (486).
[12] LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de
mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997,
pp. 158.
14 LAROCHE, Maximilien. BIZANGO, essai de
mythologie haïtienne, Université LAVAL, GRELCA, collection essais n* 14, 1997,
pp. 158.
[15] Carnaval
de l’orchestre Tropicana d’Haïti
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