J'ai pleuré
Chairs
prêtes à partir en lambeaux sous les griffes impitoyables d’un soleil ardent,
on s’empresse tous de rentrer chez soi. C’est la canicule! Tohu-bohu à la rue
10, une foule s’entasse à l’arrière d’un taptap. Cela fait plus d’une heure
qu’on est là, on n’en peut plus.
En
l’espace d’un cillement, la camionnette est remplie. Il va falloir s’en faire.
On n’ira pas tous en même temps. J’arrive à me tailler malencontreusement une
petite place presque à la queue du véhicule. Je somnole, je suis terrassé dans
un embouteillage infernal. Quelque chose a cogné, m’a du coup extirpé de mon
léger sommeil. C’est la destination d’un des passagers qui prend fin.
–
Petit, fais-moi la monnaie! Ordonne l’homme.
Je
pensais qu’il s’adressait à moi, arrive-t-il à me traiter ainsi? Non.
–
Allez retrouver le chauffeur, dit une voix tremblante, quasi-inaudible,
accablée du poids de la misère. Mes yeux sont rivés sur un véritable « petit »,
chétif aux cheveux crépus, visage blafard, l’air hagard, qui recherche
vainement quelques piastres dans son petit pantalon troué. C’est le contrôleur
(chargé de la recette), appelé à tort kochon kamyon ou bèf chenn (porc ou
boeuf) : « Ale chofè » (Roulez!), ordonne t-il au chauffeur. Le vent semble
l’emporter, ses yeux embués de larmes à cause des rayons du soleil. Mais
tenace, il continue à vociférer : « Madeline-Madeline, ou prale? » (Vers
Madeline. Où allez-vous?)
Il
trouve un nouveau passager. « Avanse tanpri nan ban sa » (Faites un peu de
place, je vous prie). Personne ne daigne le regarder. Une femme de grande
corpulence rétorque avec véhémence : « Voye machin nan ale ti nèg, nan pwen
plas » (Dites au chauffeur de s’en aller, plus d’espace pour un nouveau
passager).
Le
nouveau passager s’accroche à l’arrière (sèso) et ordonne au petit de cogner.
Mon cœur commence à saigner, ma conscience se réveille de sa langueur. Je me
questionne sur l’avenir de ces petits. Qui pense à eux? Où dorment-ils? J’ai
l’impression d’entendre la faim frapper à la porte de son estomac. Sans un sou
de plus, je me sens impuissant face à cette scène révoltante. Mon âme se noie
dans un flot d’amertume, la vague de tous les maux enfouis dans mon
subconscient bouillonne dans ma tête et s’échappe à grosses larmes. J’ai pleuré.
J’ai
pleuré la misère de mon pays, le tableau noir d’un futur incertain. J’ai aussi
pleuré pour cette femme enceinte mourant sous les yeux des médecins grévistes.
J’ai pleuré pour le désespoir d’un amoureux suicidaire, pour les étudiants qui
meurent sans pouvoir offrir un lendemain meilleur à leurs parents. J’ai pleuré
pour les jeunes immergeant leurs inquiétudes dans l’alcool. Pour les
finissants, les chômeurs, les enfants d’aujourd’hui. J’ai pleuré pour mes
camarades et pour moi-même.
–
Banm pran pou nou . (C’est l’heure de la recette), arrive à faire sortir le
petit, difficilement, de sa bouche.
–
Talè m pa peye w. (Je peux ne pas te payer), menace l’autre à l’air bredjenn (vagabond).
Sa
petite main poussiéreuse se tend vers chacun pour faire la recette. Je lui
donne les cinq gourdes et je descends. Je marche, mais mon esprit reste collé à
la queue de la camionnette.
L’image
de ce petit au maillot vert et au pantalon kaki troué restera gravée dans ma
mémoire.
J’ai
pleuré et je pleure encore mais je reste positif.
Djedly François JOSEPH
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